IV Ce qu’йtait Mathias

Mathias n’йtait pas le premier nиgre venu.

Nй dans la plantation d’anciens esclaves devenus fidиles serviteurs, son intelligence et le dйsir d’apprendre se manifestиrent dиs le jeune вge.

Fort ingйnieux, il faisait tout ce qu’il voulait de ses doigts et des autres parties de son corps.

Chimiste de premiиre force, il dйcouvrit la synthиse de la nicotine en faisant chauffer, en vase clos, parties йgales de chaux vive, de bouse de vache, avec deux ou trois ronds de betterave.

Peu aprиs cette dйcouverte, il recevait les palmes acadйmiques en rйcompense de son beau travail sur l’ Utilisation des feuilles de choux dans les cigares de la rйgie franзaise[4].

Par un contact habile et raisonnй entre la feuille de chou et la feuille de tabac, il arriva promptement а ce remarquable rйsultat que la feuille de chou semblait une feuille de tabac, alors que cette derniиre aurait pu facilement кtre employйe comme vieille feuille du noyer.

Si bien qu’on pouvait dire а la Feuille de chou, comme en la fable dйlicieuse du poиte Sвdi: «Pardon, mademoiselle, n’кtes-vous point la Feuille de tabac?» Ce а quoi la Feuille de chou aurait rйpondu: «Non, madame, je ne suis pas la Feuille de tabac, mais ayant beaucoup frйquentй chez elle, j’ai gardй de son parfum».

V Le rйveillon

Chaque annйe, а la Noлl (c’йtait une vieille coutume de la plantation), el seсor S. Cargo, le propriйtaire, un mulвtre fort bel homme, rйunissait а sa table tout le personnel de l’hacienda.

On soupait joyeusement а la santй du petit Jйsus. On mangeait, on buvait, on trinquait, on disait des bкtises. Les personnes intempйrantes avaient le droit, en cette nuit, de s’en fourrer jusque-lа, et mкme un peu plus haut.

La belle Maria-Anna prйsidait, et Mathias ne la perdait pas de vue.

Pauvre Mathias! Son rкve de la journйe lui avait mis des fourmis un peu partout et c’йtaient deux braises allumйes qui lui servaient d’yeux.

Chaque fois que le regard de la jeune fille croisait le regard du nиgre, chaque fois ses joues divines porphyre cafй au lait clair rosissaient davantage.

Au matin, Mathias, fortement encouragй par l’abus des liqueurs fermentйes, alla trouver le seсor S. Cargo et lui dit:

– Maоtre, vous savez l’homme que je suis.

– Je le sais, mon brave ami, et je n’ai qu’un mot а te dire, le mot de Mac-Mahon а un jeune homme de ta race: continue.

– Je continuerai, Maоtre, si vous me donnez Maria-Anna en mariage.

– Y songes-tu? Toi, un nиgre!

Et ce mot fut prononcй sur un tel ton que Mathias ne crut pas devoir insister.